Entretien avec René Viau, juin 2009


René Viau : Le dessin, la photo, la sculpture, la peinture, l’installation… Peut-on dire que tu pratiques tout cela à la fois?

Jocelyne Alloucherie:

Mon parcours est labyrinthique. Je ne peux le confiner dans un médium. Mes configurations proposent des rapports image-objet-lieu qui tiennent de catégories plus anthropologiques qu’esthétiques. J’essaie de proposer une expérience complexe, faite de tensions entre la mémoire parfois lointaine de lieux singuliers et une conscience intime et immédiate de l’architecture. Je veux traduire un sentiment mitigé de présence. Sans toutefois qu’il soit possible de se repérer avec évidence, je tente de me situer entre l’immédiateté de l’expérience sensible et le souvenir d’un, de d’autres ailleurs.

Mes œuvres récentes Lames et Occidents sont à la fois une séquence, une scène et une architecture. On peut y voir déambulation réelle et métaphorique. Une autre dimension, mythique celle-ci, s’y insère. Occidents traite de la déconstruction de cette obsession d’un centre à la fois physique, métaphysique et politique qui continue d’obséder le monde occidental. À Delphes, on peut voir des représentations de l’Omphalos, (le Nombril du monde). L’objet est étrange. Un monticule de marbre s’élève à taille d’homme. Ces copies sont tardives, mais le symbole a dominé le site pendant des siècles. Il m’a semblé que par cette seule image, les Grecs avaient dicté le devenir de tout l’Occident. C’est traité de façon allusive mais il est certain qu’Occidents porte sur cette notion du centre, si fondamentale pour le rationalisme occidental, et si répandue dans nos espaces urbains. Occidents nous parle de sa dissolution par redondance, par usure. C’est une figure d’implosion.

La séquence photographique d’Occidents offre des perspectives variées de vues urbaines. Elles diffèrent mais se ressemblent et s’équivalent. Elles dévoilent une même manière de penser l’espace construit, en insistant sur son centre et l’épaisseur de ce qui le balise latéralement. Les Lames agissent autrement. La séquence nous livre un chaos, un souffle, une tempête de sable originaire. Dans ce climat fictif, un rythme est ressenti. Ce mouvement est très près de nous. À travers les hésitations, les battements entre le proche et le lointain, c’est le corps ici, à sa façon, qui devient centre du monde. Là encore, cette évocation est plus ressentie qu’évidente. Elle passe par le filtre du geste et d’une échelle incertaine.

Dans beaucoup de tes pièces, tandis que des photographies, ou des œuvres où le « photographique » joue, sont accrochées sur le mur, dans l’espace autour de nous des éléments spatiaux blanc en forme L ou de U semblent à la fois se confondre avec les murs et les plafonds. C’est une esthétique du fragment mais de fragments qui se recomposent. Comme par mimétisme, les éléments s’apparentent au cadre bâti. En même temps, ils pourraient faire obstacle au regard du visiteur ou au contraire lui servir de viseur, de cadreur. Comment en es-tu venue à cette ambiguïté?

Jocelyne Alloucherie:

-Mes ouvertures en U sont des cadres qui reprennent des substrats de l’édification. Celle-ci est avant tout une démarcation nous détachant de l’amplitude terrestre qui nous abrite. De cette définition essentielle, je n’ai gardé que le pilier qui délimite le périmètre d’un site et le seuil qui en détermine l’accès. Cela suffit. Je pense que l’on reconnaît inconsciemment ces archétypes. Le pilier et le seuil se retrouvent aux origines de toute construction comme dans leurs ruines.

Si les perspectives d’Occidents finissent par s’annuler, il y en a toujours une qui se détache de cet inévitable nivellement, cadrée différemment dans le regard de celui qui traverse l’œuvre. Car les éléments, sculpturaux ou architecturaux, je ne sais plus, y proposent des ouvertures aux dimensions variées, des angles dont l’orientation change. II semble y avoir du désordre mais cette structure n’est pas aléatoire. Les ouvertures avec leur rythme, les hauteurs des seuils et les angulations ont été dessinées lentement, comme une musique visuelle, à partir de modèles en grandeur réelle. Je dis souvent que je danse avec mes objets avant d’en arrêter définitivement les données.

Nous parlons d’ambiguïté. C’est une qualité que je recherche: l’ambiguïté de sens ou de statut d’un élément donné. Elle est l’ouverture potentielle d’une œuvre. L’ambiguïté offre des choix, des bifurcations. C’est un moyen, une charnière qui fait transiter la perception et la pensée d’un concept à un autre, d’un élément de l’œuvre au suivant. L’ambiguïté permet surtout d’investir cette œuvre au-delà de ses propres limites, son contenu ou son sens ne nous étant pas livrés d’emblée.

Les éléments en U devant la photographie perturbent et en même temps guident le spectateur.

Jocelyne Alloucherie:

-Parfois, des éléments horizontaux se déploient comme une muraille fragmentée ou comme des socles. Dans tous les cas, ils se donnent comme éléments d’accueil et de distance. Ils nous conduisent eux aussi vers une hésitation. Leur statut semble incertain. Ils empruntent au mur sans en être. Ils empruntent au cadre, à l’architecture sans en être davantage. Ils constituent une architecture métaphorique dépourvue de toute fonction, une simple machine à regarder permettant de se mesurer et de se situer. Cela vaut pour tous mes objets même pour ces fausses lampes qui recadrent les larges panneaux de l’ Envers. Ce ne sont que des rappels assez vagues de la lampe domestique. Elles en ont ni l’échelle ni la fonction.

Devant ces œuvres, nous sommes partagés entre « l’ici et maintenant » du dispositif devant nous et « l’ailleurs » de la représentation photographique, à moins que cela ne soit une métaphore même de la camera obscura ou de l’appareil photographique avec ses coulisses, ses dédales qui capte la scène, l’encadre, la reproduit selon une autre échelle?

Jocelyne Alloucherie:

-L’appareil photographique est une première mise à distance théâtrale et l’on peut voir dans mes montages une métaphore de la camera obscura. Ceux-ci se font autant une métaphore de l’architecture, du proche et du lointain, de notre présence et notre absence, du concret à ce qui serait imaginable. L’architecture est avant tout cet écran, ce mur qui délimite le lieu habité du territoire et de son ouverture, ce clos qui sépare une activité cernée d’une vastitude infiniment occupée. Cette frontière permet le repli sur une activité plus intime avec en plus la fenêtre, la percée sur l’ailleurs, sur le rêve et le poétique, sur ce va-et-vient entre ce qui s’offre du monde et ce que l’on en retire. Ce que tu disais évoque une immense maquette avec un parallélisme infini d’échelles. Elle n’existerait pas seulement dans l’étendue mais dans des intensités de grandeur variable. Peut-être qu’ici, c’est la photo qui en faisant partie de l’œuvre nous fait ressentir ces déplacements, ces tensions entre l’œuvre et l’espace qui la reçoit? La neutralité de cet espace contraste avec une certaine qualité atmosphérique dans ces photos, la gamme tumultueuse voire dramatique du contraste des noirs, des blancs, des gris, leurs dimensions «expressives». Comme par aphasie, les blancs dans la photo en même temps composent avec le lieu, souvent également blanc, et les éléments architecturaux.

Jocelyne Alloucherie:

-Il n’y a pas d’œuvre sans tension et celle-ci résulte d’un contraste ou si on préfère d’un contrepoint. Je travaille tout à haut contraste: l’objet, l’image, le lieu qui les reçoit. J’aime pousser leur écart jusqu’à certaines limites, opposer la fragilité contre la permanence, la présence contre l’absence, la précarité contre la solidité, la familiarité contre l’étrangeté, l’éphémère contre le constant. C’est la force de ces oppositions qui fait basculer une œuvre dans une autre dimension, si loin de l’objet d’appropriation, de la « marchandise », de l’élément de décoration. En photographie, je cherche des lumières excessives qui cachent ou qui dévoilent à un tel degré qu’elles pulvérisent tout repère. J’aime la lumière dans son absence presque totale comme dans son trop plein. En fait, c’est dans ces limites du clair et de l’obscur que la photographie devient fascinante, qu’elle retrouve tout son sens premier: un dessin de la lumière, une inscription lumineuse, un fantôme du réel. Elle dévoile alors certaines particularités cachées des choses, des caractères généraux qui vont nous échapper s’ils sont occultés par une abondance de détails ou une anecdote. C’est dans ces moments aussi que la photographie souvent devient une image « véritable ». Quand elle porte assez de généralité comme de singularité pour atteindre ce double statut de l’image. Celui d’une réalité intérieure autant qu’extérieure, inscrite dans la mémoire, prête à se révéler de nouveau sur un autre fond de réel. Une réalité qui se révèle tout autant qu’elle révèle. Insaisissable l’image est de l’ordre de la représentation et non de la figuration. En ce sens, toute photographie n’est pas une image.

Les volumes semblent nous dire: ne regardez que là où l’intervention se fait plus inscrite, plus dessinée! Regardez sur la photo, sur la feuille de papier! Ils nous disent que ce qu’ils encadrent et en même temps, ils contredisent cela. Tout se joue sur des lignes de clôture et d’ouverture, sur une façon de présenter dans l’acte de présentation. Des rapports se créent. Apparaissent des séquences différentes au sein même de l’œuvre, un peu comme si on nous demandait de regarder ces œuvres jusqu’à ce qu’on les voit.

Jocelyne Alloucherie:

-…Ou jusqu’à ce que l’on prenne un peu la mesure de soi à travers celle de l’œuvre. Les diverses composantes proposent des lectures multiples qui idéalement nous forcent à un arrêt. Cette exigence de temps est garante du travail de l’oeuvre dans l’imaginaire, de sa mouvance dans la mémoire, de sa complicité avec la fluidité de la pensée. Nous y revenons. Nous y repensons. Le sens précis de la proposition n’est jamais vraiment livré. Il est bien là mais il vit dans l’absence. Il se montre. Il s’évanouit dans une autre possibilité.

Avec ces déplacements, nous nous situons à la fois dans le discontinu et le recentrage de l’expérience.

Jocelyne Alloucherie:

-Je recherche la coupure avec la linéarité, l’intrusion de la contiguïté. Des niveaux parallèles de références cheminent, s’éloignent, se rapprochent et quelquefois se fusionnent ou s’éliminent. La contiguïté c’est la dimension des expériences multiples qui se stratifient, la possibilité de sauts et de glissements infinis dans l’ordre de l’imaginaire. C’est l’avènement d’une structure métaphorique illimitée. C’est la dimension des expériences temporelles qui se stratifient. La contiguïté ne se réalise pas qu’à travers des références diverses stratifiées. Elle opère par le biais, dans les cassures. Elle prend forme par des rythmes produits par des intensités de présence variables des divers médias mis en relation. Comme un compositeur ferait avec ses instruments musicaux ou un écrivain avec ses personnages. Un élément s’efface pour en laisser paraître une autre et reparaître avec plus de force. Entre certaines masses sculpturales importantes et une photographie, rien ne peut fonctionner d’emblée. Pour que leur rencontre soit possible, il faut souvent abaisser la spécificité du médium photographique ou l’inverse. Il faut abaisser, remonter, changer d’échelle et de matières. Si je reconduis ces deux médias juxtaposés, en conservant leur spécificité propre et maximale, je n’obtiens qu’une superposition plaquée de deux niveaux de représentation qui ne se rencontrent pas.

Ces paramètres de présentation indiquent que l’on peut passer au-delà. Ils impliquent aussi l’échelle, l’espace. Ils nous font aussi réfléchir sur le refus de toute conclusion définitive, de toute autorité dans le règne de l’image. J’y vois aussi une façon d’intégrer mur et sol, de réinterpréter en fait ce qu’on a appelé l’accrochage, d’orchestrer de nouveaux passages entre l’espace physique, ce qui est là, l’installation, la sculpture et un « savoir » peut-être issu de la picturalité. Mais ici, contrairement à la peinture, l’œuvre n’est pas isolée par l’espace mais plutôt c’est l’espace qui fait que l’on y accède.

Jocelyne Alloucherie:

-Ce savoir issu de la picturalité se rapporterait à une connaissance des frontières visuelles entre l’espace concret et abstrait, entre l’immanence et la transcendance, entre le réel et l’imaginaire. Il me semble que la pratique de la peinture ou du dessin mène à cette connaissance. Cela s’apprend à travers la lenteur du regard, dans le geste de la main. En art, toutes les tensions, tous les événements se produisent dans l’aménagement des frontières, dans leurs passages, leurs transgressions, leurs déplacements. C’est véritablement sur ces seuils que s’inscrivent les tensions entre les choses, entre les disciplines, entre les médias. Le dessin est un espace où j’apprends avec légèreté à traiter des différences. Les Lames sont en fait des dessins éphémères de sable soufflé sur des images photographiques et captés numériquement. Le dessin me sert aussi pour la photographie que j’aborde comme une découpe dans le réel. Je détache. Je dessine sur ce fond de réalité devant moi. Je suis très attentive à cette ligne qui détermine l’inclusion de ce qui va faire partie de la prise de vue. Le premier geste est décisif comme un trait de crayon. Je ne fais jamais de cadrage après coup. Le négatif ou l’enregistrement doit me rendre ce que j’ai ressenti, collecté du regard, cadré de toute ma mobilité. Ce sont souvent des vues de promeneur, prises à la verticale, dans la foulée de mes déambulations. Ce premier geste, juste ou non, est sans reprise possible. S’il m’étonne, je le conserve malgré quelques imperfections techniques. J’essaie de procéder de la même manière pour l’espace qui va recevoir l’œuvre et nous y donner accès. Là, l’enjeu est plus difficile. Je joue avec des registres plus complexes. Le contrepoint prend à ces moments une grande importance. Il arrive qu’une seule image photographique suffise pour occuper parfois un lieu singulier.

Je me souviens des premières œuvres que j’ai vues de toi, autour des années 78-80. Elles associaient l’aspect immuable de formes proches de la stèle, donc la sculpture et de la mise en forme architecturale, mais aussi le dessin ou plutôt des tracés fugitifs qui s’enregistrent dans l’instantané.

Jocelyne Alloucherie:

-C’étaient des architectures précaires, des partitions rappelant l’immutabilité. Leurs surfaces étaient investies par un dessin (précaire rapide ???), parfois volontairement maladroit. Je voulais changer ce lieu assumé de la peinture où on la maintenait. Je m’interrogeais sur la linéarité de la pensée et sur la façon d’y échapper. Je tentais donc d’inverser beaucoup de choses. Il y avait aussi l’omniprésence de l’art minimal... la visite d’une exposition de Judd a généré une importante réflexion. J’ai été touchée par la richesse de l’expérience directe qu’elle engendrait. Par ailleurs, je ressentais un étrange malaise. Je me suis sentie comme coupée d’une part importante de moi-même, enserrée dans une étrange promiscuité de l’esprit à l’objet. J’avais l’impression d’être privée de toute ma mémoire. Le temps se contractait dans l’immédiateté de l’expérience. J’ai pensé qu’il me faudrait trouver une porte de sortie sans pour autant revenir à une figuration servile, à un symbolisme usé et évident. Par-dessus tout, je souhaitais échapper à l’habituelle dichotomie figuration-abstraction, objectivité-subjectivité, sachant que ces pôles ne sont jamais purs et qu’ils peuvent toujours s’inverser par l’inévitable travail de l’évocation. Il y avait aussi l’influence des Italiens, de l’Arte Povera et cette préoccupation pour l’œuvre ouverte soutenue par l’école philosophique de Turin. Cette ouverture sur toutes les strates de nos imaginaires ne peut être produite que par l’évocation, c’est-à-dire tout ce travail subtil de l’image entendue comme réalité complexe avec cette double existence à la fois intérieure et extérieure.

Dans cette évocation, j’y vois aussi une rêverie sur l’espace au sens que Bachelard accorde à cette poétique de l’espace : cette faculté de passer d’un monde intime à un espace ouvert.

Jocelyne Alloucherie:

Je me laisse emporter par des désirs de lointain, d’inconnu, comme j’aime revenir sur des lieux et revoir ce qui m’est familier autrement, comme à travers la lunette de l’étrangeté. C’est comme prendre la mesure de soi. Une seule image ne me satisfait pas. Il en va de même pour un objet. Ce qui me fascine, c’est ce vers quoi il m’emporte, vers quel autre lieu de l’imaginaire et de la pensée. C’est le parcours qui m’intéresse, les carrefours, le labyrinthe. Et cela reste toujours mystérieusement imprévisible et non-fini.