Ligéia 2004, Les monuments du Funambule, entretien avec Sylvain Campeau

 Texte intégral d’une entrevue dirigée par Sylvain Campeau et parue dans LIGÉIA, Dossiers sur l’art, - La photographie en vecteurs- Février 2004   éditeur; Centre national du Livre, ParisVII.

MONUMENTS DU FUNAMBULE, entrevue avec Jocelune alloucherie.

1- Le rapport sculpture/photographie a souvent été décrit en des termes qui illustrent une résistance. On a parlé d’allotopie, d’étrangeté constitutive entre ces deux médiums. Comment cette allotopie est-elle abordée dans tes oeuvres ?

Les rapports entre ces médiums s’élaborent selon des intensités de présence variables, dans un parallèlisme constant; une juxtaposition qui ne procède pas d’une continuité spatiale mais qui  vient d’une contiguïté. Celle-ci opère différemment; elle génère des rapprochements ou des écarts entre des éléments issus de niveaux de représentation divers, suscitant entre ceux-ci des désirs de mimétisme; des moments où ils se rapprochent qualitativement et s’échangent pour s’éloigner à nouveau et se préciser dans leur singularité. 

Ces intensités variables contribuent à exalter les composantes de l’oeuvre plutôt qu’à les niveler par des effets comparatifs ou formels. C’est un fonctionnement qui se règle par contrastes, par tensions, par conflits; les éléments se voisinent dans des rapprochements vagues et momentanés,  glissent les uns sur les autres, s’associent dans leur différence comme leur similarité, se chevauchent avec des temporalités changeantes. Il s’agit d’une présence modulée, éteinte ou magnifiée, souvent amenée par un jeu d’excès manifeste surtout quand un médium est porté au-delà de certaines limites, aux frontières de ses possibilités; jusqu’à n’être plus tout-à-fait tel que le définit sa discipline. Il perd alors cette charge culturelle qui nous le fait aborder à travers des grilles connues pour proposer des niveaux de lecture et d’ouverture multiples. C’est une question de structure, de passage et d’amalgame des éléments plutôt que d’un placage de ceux-ci les uns sur les autres. Cela se vérifie si l’on accepte de se laisser emporter par l’expérience sensible que l’oeuvre propose; si l’on entre dans le jeu sans s’entêter à considérer la proposition comme un simple déplacement; un détournement univoque et formel de la photographie vers la sculpture ou l’inverse. Je n’utilise pas la photographie comme un fond de scène venant confirmer l’espace de l’objet. Elle doit agir d’abord comme image; conserver cette fluidité première de l’image avant qu’elle ne prenne forme. Il lui faut donc perdre certaines caractéristiques qui la font, en un premier temps, percevoir comme « photographie ». 

Car je m’intéresse avant tout à l’image, à son impalpable, à sa puissance de condensation imaginaire, à son double pouvoir d’inclusion et d’exclusion ainsi qu’au lieu idéel qu’on lui a attribué en Occident; celui du rectangle devant soi. Nous sommes construits de ces images immatérielles d’une mouvance infinie; se recoupant, se superposant, se répondant, elles structurent notre pensée comme notre devenir. Elles sont plus qu’un simple repère temporel; elles constituent la trame de fond de l’être. Avant d’être une photographie ou autre chose, l’image est un 
décalque, un pli dans la durée, un rabattement hors temps du réel sur l’imaginaire qui ouvre un potentiel infini de réflexion, d’évocation et de continuité; alors qu’une photographie reste une image mise en forme, fixée devant soi et douée d’une densité et d’une prégnance inconstantes autant que flexibles.

2- Nous avons été longtemps très préoccupés par des questions touchant à la spécificité des médiums artistiques. Spécificité de la sculpture, de son caractère fondamental. L’art minimal des années 70 était un retour à cette auto-présentation de la sculpture dans ce qu’elle a de plus inexpugnable. De même, dans les années 80, nous avons vu apparaître un questionnement semblable sur la photographie, sur sa manière propre de saisir le réel, sur son caractère indiciel. Or, tes oeuvres déplacent sensiblement ces questions; elles les prennent même à rebrousse-poil sinon à contrepied. 

A rebrousse-poil, peut-être… C’est une question complexe. Je crois qu’on a souvent mal lu mes photographies . Je m’intéresse à l’image et plus précisément à ses caractères de généralité et de singularité; deux qualités qui font qu’elle se démarque comme événement et qu’elle puisse être partagée. Je traite le médium photographique en tenant compte de ces propriétés recherchées dans l’image. La transgression de la discipline en soi n’est pas ce qui m’intéresse. La puissance et l’ouverture de l’image, oui. Conséquemment, ce point limite, ce point d’excès et de rupture où je tente d’amener la photographie, au profit des qualités de l’image, impliquent une connaissance et une prise en charge de sa spécificité. L’on confond trop souvent la spécificité avec l’académisme (comme d’ailleurs la généralité avec le générique). 

Ces brouillages ont été plus marquants encore dans le milieu de la photographie où le moyen a été longtemps perçu à travers l’aura mixte d’une mystification technique et d’une intellectualité convenue, venant sans doute de la portée sociale et d’une certaine distance artisanale inhérentes au médium. L’on verra toujours un peu de prestidigitation intellectuelle et technique dans la photographie, confirmée par ce fait que l’on pense encore devoir en tirer le maximum de précision, le maximum d’indices, le plus de gris possibles... L’illusion du réel maximisée. Cette attitude tend heureusement à disparaître avec l’image numérique qui clarifie la fiction de l’image photographique. Je ne crois pas que l’on puisse utiliser adéquatement un médium sans en connaître la spécificité et l’histoire. Ou alors on se retrouve vite à oeuvrer dans la maladresse et la naïveté.  

Cette spécificité de la photographie ne saurait être réduite à son caractère indiciel marqué culturellement par une obsession de la précision. 

Avant d’être le moyen d’une reproduction exacte du réel, elle est une graphie, une matière lumineuse -c’est bien ainsi que Niepce l’a pensée-, tout comme l’outil rapide, incisif, d’un découpage, d’un prélèvement partiel. Il n’est plus à démontrer que l’on puisse composer avec le grain, le flou, l’égratignure, la brûlure chimique ou lumineuse de l’image; tout ce qui découle d’une urgence de l’image à saisir sur les assises d’une inadéquation de temps, de lieu, d’éclairage. Tout ce qui relève d’une clandestinité de l’image enlevée fortuitement d’un fond de réalité.

Appliquées à la sculpture, ces interrogations révèlent d’autres paramètres. Les œuvres minimales qui fonctionnent le mieux ne me semblent plus des sculptures, pas même des objets; elles deviennent d’étranges architectures par l’excès de leur ancrage sur un lieu et les métamorphoses qu’elles y apportent; ou encore par leur échelle et cette appropriation lente du corps qu’elles suscitent. Ce sont de vagues présences à apprivoiser, des espaces à traverser, à habiter littéralement. Ce ne sont plus des objets à contourner, déployant leurs faces autour d’un axe; des anthropomorphies. Par ailleurs, et cela peut sembler paradoxal, elles affirment souvent une frontalité quoique celle-ci soit davantage de nature architecturale; la frontalité n’étant jamais qu’une projection très polyvalente du corps. Dans les pièces récentes, je pense avoir retourné l’histoire de la sculpture sur elle-même. La masse est d’abord construite architecturalement et selon une pure tradition minimaliste. Elle est par la suite découpée (la taille directe), puis refermée (le modelage). L’événement dernier, sable, ombre ou autre, en serait l’esquisse première. Le prétexte de départ à cette masse. Ici encore, ce n’est pas le medium qui m’intéresse mais la masse comme protagoniste d’un théâtre nous menant à une conscience très intime de l’architecture; un sentiment profond de la présence, d’une  appartenance aigue à un espace-temps donné, que recoupe un travail actif de la mémoire; un travail d’évocation suscité par un référent ouvert et indéterminé. J’élabore chaque œuvre comme un parcours sensible et imaginaire.

3- Mais, toute allotopie  et étrangeté constitutive mises à part, le fait de poser côte à côte photographie et sculpture tomberait à plat si ce n’était qu’une certaine parenté les unit... 
Il n’y a vraiment nivellement des choses, statu quo entre des médiums différents que si l’on aborde la juxtaposition de façon uniquement formelle; en n’y voyant qu’un objet photographique ou sculptural opposé à un autre; en les comparant ne fut-ce que qualitativement, en se limitant à considérer la juxtaposition toujours dans la visée d’un déplacement univoque cher à une conception institutionalisée de l’avant-garde (une habitude historique finalement très peu critique). Or, ce n’est pas n’importe quel objet opposé à n’importe quelle photographie qui puisse fonctionner. 

Comme ce n’était pas n’importe quel objet trouvé déplacé dans n’importe quel contexte qui suffisait à créer un readymade. Mes photographies et mes objets ne sont pas interchangeables d’une œuvre à l’autre. J’ai souvent essayé; je sais qu’il ne se passe rien. Pire, il y a réification. Car mes images comme mes objets sont porteurs de niveaux référentiels qu’il est impossible d’occulter ou d’ignorer; photographies et sculptures s’associent dans des tensions et attractions qui fonctionnent autant aux niveaux formels que référentiels. Mon travail se dissocie ainsi complètement de l’approche minimaliste.
Il y a, bien sûr, des parentés ontologiques entre ces catégories lointaines de la sculpture et de la photographie. Elles étaient à l’origine, toutes deux très près; empreintes, commémorations d’une présence. Ce sont des monuments; elles sont porteuses d’un statisme, d’une fixité apparente. Historiquement d’ailleurs, il s’est produit un fait intéressant; elles entretiennent dès le départ une très grande complicité. 

La photographie a révélé, semble-t-il, la fluidité de la sculpture; elle a démontré, dans l’entendement populaire, comment la sculpture devient mobile, inconstante, dans la contingence lumineuse (les Balzac de Rodin par Steichen, les photographies de Degas et de Brancusi…). Si ces propriétés de la sculpture étaient bien connues des amateurs, elles n’étaient pas admises dans un milieu culturel plus large, la masse étant toujours considérée comme immuable. Ce cliché de l’éternité de la pierre et du bronze… Il semble bien qu’il ne soit plus possible maintenant de regarder même le Grand Sphinx dans sa niche du Louvre, sans l’imaginer, constamment transformé sous les lumières nocturnes et diurnes de son désert originel. La photographie a redonné sa temporalité à la sculpture et, pourrait-on ajouter, à l’architecture; cette inconsistance, cette fragilité de la masse pulvérisée et constamment reformulée sous les auspices capricieux de la lumière… Il y a aussi le cadrage, l’échelle, la distance. La photographie se donne comme l’outil parfait d’une modélisation (toujours imaginaire) et, en excluant littéralement le corps de la sculpture et de l’architecture, elle le ramène, par une sorte d’ubiquité virtuelle, à une mobilité potentielle décuplée à l’infini. Sommes-nous dans la pure fiction ou avons-nous retrouvé une conscience corporelle qui s’était perdue?

Il est alors possible de s’interroger: la sculpture minimale eut-elle été possible sans la photographie ?  Ce souci de la présence, de l’objectivité, de l’expérience sensible immédiate, ce repli vers le corps infiniment sollicité par l’œuvre, devenant le sujet de l’œuvre, se pliant à ce long dialogue qu’elle exige; son échelle, les repères de ses dimensions, la démesure, le poids: tout ce dont elle témoigne, cela eut-il été possible avant ou sans l’impact de la photographie sur nos habitudes perceptuelles, sur notre carcan culturel? Sans que ne soit

 étalée à la reconnaissance commune cette fluidité incessante de la masse perçue dans un contexte lumineux et spatial variable? La sculpture n’est-elle pas redevenue le miroir de notre mobilité? Une perception qui s’était peut-être perdue à un moment historique quelconque. Cela n’est-il pas en position paradoxale avec cette idée que le monument retranscrit toujours un événement déjà soustrait du réel, et qu’il est donc la commémoration d’un arrêt, d’une  mort? Ce qui est aussi attribuable à la photographie, en partie….

A bien y regarder encore,  la sculpture des années 70 constitue un moment bien singulier de la discipline et il faut noter que beaucoup de sculpteurs de l’époque ont pratiqué la danse ou du moins s’y sont vivement intéressés. Un indice de plus d’un repli sur les données directes du corps… Si la photographie, à travers l’image de notre mobilité, avait contribué, entre de nombreux autres facteurs, à ce rabattement de la sculpture sur l’exploration d’un sentiment profond et direct de présence, d’une conscience sensible de l’instant circonscrit dans un espace donné? Retournement étrange; pour beaucoup de ces œuvres, il ne nous reste qu’un document photographique; une image, une fiction…

4- Lors d’une conversation précédente, tu as parlé des oeuvres de Marcel Duchamp, de Cy Twombly et de Degas  comme de cas-limites, dépassant les paramètres définitionnels d’un genre ou des genres. Comment poser cette limite dans le double cas de la photographie et de la sculpture, prises séparément? Il s’agit de dépassements à l’intérieur d’un médium même; comme si certains niveaux de réalité se repliaient sur eux-mêmes. Dans l’idée d’un voisinage, d’une juxtaposition, d’un effet miroir, il y aurait aussi celle d’une traduction.
Cette idée d’une limite atteinte, de son dépassement, elle se fait à travers l’œuvre; et cela se produit toujours différemment d’une œuvre à l’autre. La règle est toujours à reformuler. D’ailleurs, chez un même artiste, toutes les œuvres n’y arrivent pas. C’est une impossibilité.. Les moyens que se donne un artiste ne sont pas inévitablement garants d’une œuvre juste. J’utilise souvent des photographies surexposées ou prises aux confins du jour. D’où le grain d’un film ultrasensible qui réduit certains détails. 

Ces images constituent une frontière lumineuse ténue; quelques secondes après, elle s’abîme dans l’obscurité. Toutefois, toutes les photographies que je prends ainsi ne constituent pas des éléments nécessairement intéressants, des images comme je l’entends. Rien n’est assuré. Sinon, nous serions dans le maniérisme. L’extrême ciselure d’une impression photographique peut aussi être une limite. Le haut contraste, le cadrage également deviennent un excès. Ce que je cherche avant tout, c’est une généralité révélée par une singularité de type attributive et non anecdotique. Il s’agit toujours de détecter une qualité inusitée, surprenante dans l’image, difficilement prévisible, mais qui doit se livrer aussi à travers un registre général. Ce qui serait une clé pour une accessibilité élargie.

Dans les objets,  le sable est une dissolution de la masse. Un cadre qui devient un mur ou un monument est aussi une limite. Une sculpture qui n’est qu’un socle en est une autre. Ce sont des points d’indétermination qui exigent un ralentissement du regard; des seuils dont l’ambiguïté va permettre l’association d’éléments différents. Il y a les moyens que l’on se donne, que l’on réinvente et ce qui en résulte. Les limites extrêmes cherchées sont difficiles à jauger, à atteindre et à maintenir. Au-delà, les choses perdent leur cohérence. En deçà, elles restent dans des paramètres académiques. Je compare souvent ce travail à celui du funambule…

Revenons à cette notion de traduction qui mériterait, il me semble, d’être mieux définie. Elle serait un effet inévitable du parallélisme, de la contiguïté. Les moments où se manifeste et se cristallise une traduction intégrale sont d’ailleurs rares. Ce sont des moments où une partie de l‘œuvre se livre avec une telle acuïté qu’elle acquiert une entière autonomie. C’est le surgissement d’une œuvre nouvelle, autre, parfaitement autonome. Une traduction n’est pas qu’un simple transfert formel. 

Elle est toujours métaphorique: c’est une qualité totalement nouvelle qui surgit, à la fois en rupture et en symbiose avec la précédente. Cela est toujours surprenant, étonnant, ardu. Deux sommets, deux sonorités reliés par un fil ténu et élastique; les deux peuvant toujours être jouxtés ou garder leur pleine force dans une présentation autonome. Quelque chose alors devient très clair qui serait une exaltation de deux entités très différentes. La juxtaposition n’est pas la traduction mais l’une et l’autre agissent en parallèle; la seconde découlant souvent de la première bien qu’elle soit autre chose. Dans la juxtaposition, l’œuvre existe dans la relation de voisinage; elle est cette relation même où se côtoient des degrés nécessaires et variables de traduction. Une traduction intégrale, c’est autre chose qui survient. Cela ne se produit pas d’emblée. Son constat, l’étonnement provoqué, sont la part sublime de l‘écart; la jouissance de cette déterritorialisation nommée par Deleuze et Guattari.
5- Dans ces masses sculpturales et ces plages lumineuses et ombrées, comment le référent arrive-t-il à surnager?

Le référent n’a pas à être évident, donné immédiatement. L’œuvre d’art n’a pas à être claire comme un message publicitaire. Elle a plutôt pour fonction, il me semble, de proposer des schêmes de pensée autres, inconnus. C’est bien là qu’elle a un sens et un pouvoir politique; en 

transformant notre rapport au réel. C’est un clivage dans l’homogène de la pensée; dans ses certitudes et ses attentes. Une catastrophe au sens mathématique. L’indétermination du référent en serait l’une des conditions; provoquant, par un potentiel d’évocation élargi, un travail étendu de l’imaginaire et de la réflexion individuelle… Ce qui est aussi l’articulation de la pure image, son référent ouvert étant garant de sa mouvance. Un certain niveau d’indice suffit. Un contour suffit. 

Une mauvaise interprétation s’applique souvent à mes images; on croit que je cherche à rendre la photographie abstraite, dans le sens d’une éradication de la référence. Je ne cherche pas à dissoudre l’indice. Au contraire, la référence reste présente; elle devient même très importante. Mais, comme je l’ai déjà expliqué, elle se généralise. Elle prend, parallèlement à toute l’œuvre, un niveau d’imprécision qui la fait entrer dans une strate temporelle plus étendue. Elle se déleste du détail anecdotique qui l’insère dans un moment ou un espace trop précis. Elle devient flexible, apte à suivre des trames d’association qui vont fonctionner sur un mode ouvert et complexe. Cela peut étonner, mais toutes mes prises de vue sont des instantanés et mes cadrages ne sont jamais retouchés. Mes photographies sont essentiellement documentaires. En ce sens, l’écart entre la généralité et la singularité n’est pas d’une telle évidence et ces rapports souvent s’échangent et s’inversent. 

Ce que j’appelle la généralité est une qualité culturelle construite dans le temps sur des habitudes de perception, d’occupation; ainsi certains profils architecturaux ne peuvent appartenir qu’à des milieux urbains occidentaux. Certaines ombres d’architectures également; certains espaces comme certains pavements. Ce n’est pas fortuit. Je ne le fais pas naïvement. Je réfère à l’espace occidental construit, dans ce qu’il a de plus général, de plus commun avec ce qu’il comporte d’insistant, de carcéral, de redondant. De mythique. C’est cette frontière ultime qui m’intéresse: les sources, les fondements de ce que nous sommes devenus comme culture, retranscrits à travers nos habitudes d’organiser l’espace public ou privé. J’ai souvent précisé cet aspect par des textes qui sont des traductions verbales du parcours visuel. Ils ne l’expliquent pas, ne le justifient pas. Ils complètent métaphoriquement l’œuvre; parlent autrement d’une même expérience de temps et d’espace.
Toutefois, une métaphore peut se produire sans support verbal, visuellement, uniquement à travers l’image. Celle-ci nous inclut et nous exclut simultanément; cela est plus aisément vérifiable à travers l’expéreince que propose la photographie. J’ai mis quelques années à comprendre l’instabilité de cette frontière et à reconnaître comment, à chaque nouveau corpus, je peux arriver à la rendre saisissable et à l’utiliser dans l’oeuvre. 

Celle-ci se donne toujours comme une proposition complexe, comme un théâtre architectural; au sens où elle cerne un certain volume d’espace et s’inscrit comme un parcours sollicitant un sentiment de présence immédiat recoupé par l’activité de la mémoire sensible de lieux multiples. C’est ce que je nomme l’architecture intime; une expérience où il est possible de découvrir, de reconnaître et de se repérer, dans un battement de la mémoire et de l’imaginaire oscillant entre la familiarité et l’étrangeté; le repère général et le singulier. Ce n’est pas simple et cela constitue un point d’équilibre très fragile. Il me faut beaucoup de temps pour finaliser un montage d’exposition. J’habite une exposition comme une demeure. C’est l’étape ultime de l’œuvre.
6- Et l’objet, lui, où se situe-t-il dans ce ballet entre le repère général et le singulier?
 
L’objet vient aussi d’une stratification d’images. Elles se complètent, se contredisent, se poursuivent… Textes, objets et photographies naissent de cette même source visuelle. L’objet s’élabore donc comme le reste,  sur des qualités indéfinies. Un statut instable; une non-fixité de ses références. Il peut disparaître jusqu’à n’être plus qu’un plan, un mur, un cadre – même dans ce cas, le cadre demeure une borne active, qui n’est pas purement fonctionnelle- ou il peut s’affirmer jusqu’à l’architecture. Le plus souvent, j’utilise des références lointaines et vagues au mobilier quotidien ou cérémoniel. J’ai souvent décrit mes objets comme des structures d’accueil et de distance venant accuser ou transgresser cette frontière indécise où nous situe inexorablement toute image; cette strate grise d’inclusion et d’exclusion où elle nous laisse en plan, orphelins du réel. J’évite d’établir des liens formels directement lisibles entre la photographie et l’objet ou entre le concret et son image. Je cherche davantage entre les deux, un rapport structurel faisant ressortir une béance de la représentation; cette « illusoire » illusion où se niche tout le pouvoir de l’image. L’incertitude... Il en résulte un inévitable sentiment d’irrésolution qui plonge l’autre dans l’inconfort. Il lui faut s’impliquer dans l’œuvre ou la rejeter. Je ne crois pas que l’art devrait nous rassurer; je ne crois pas que nous devrions généralement être rassurés. Toutes les réponses apparemment claires ne servent qu’à nous rendre irresponsables.

Dans tes plus récentes oeuvres, un nouvel élément est apparu : le drapé. Un drapé, qui plus est, émulsionné, comme gaufré par une image indistincte. Cette tombée des plis sur les monuments crayeux évoquent irrémédiablement le Baroque, sa polysémie...

On peut penser que le Baroque n’a fait que cela; rabattre l’objet sur l’image, l’image sur 

l’objet, sur l’architecture. Mais le lieu Baroque est construit sur une linéarité stratifiée, et reste linéaire bien que complexe. L’espace baroque est celui du plein, de l’envahissement; il nous submerge. Du moins, on peut le voir ainsi.  Cette conception de l’espace répondait, il ne faut pas l’oublier, à un projet politique; l’expansion de l’Occident. (Il faut s’entendre ici sur le fait que nous parlons bien du style d’une époque; car certaines œuvres du Baroque ont bousculé et
dépassé toutes ces données et sans doute serait-il utile à ce point de relire l’analyse de Wofflin reprise par Greenberg). Autre temps et autre niveau, une telle conception d’une occupation touffue des lieux semble trouver une résonnance extrêmement réduite et diminuée dans une vision courante de l’architecture contemporaine; on parle d’occuper l’espace, de s’en emparer, de le rendre pragmmatiquement fonctionnel jusque dans ses moindres recoins. On ne qualifie plus l’espace; on l’utilise par le remplissage. Ce qui sert toujours un projet politique bien qu’il comporte d’énormes différences. J’essaie d’articuler autrement ces rabattements de l’image sur l’objet, sur le lieu ou l’inverse. Je crois en la nécessité, au cœur de tout espace offert à l’exploration, de vides, de manques, de béances où la pensée puisse s’exercer et respirer.

Des trouées de sens où tout n’est pas dit et exploité et où l’individu puisse encore s’insérer. J’essaie de penser ces articulations d’espace en termes de perte, de dépense. Je rêve de la beauté des anciennes places et des terrains vagues en attente de reconstruction au cœur des villes… Ces mêmes creux qu’offrent les sauts, les bonds métaphoriques au centre d’une œuvre; cette absence qui, entre deux niveaux, puisse encore être comblée par l’individu, par ses propres images et qui devient le lieu privilégié de la pensée, de l’émotion et de l’autonomie. 
Le drapé représente, en sculpture, une sorte de pont-limite, car il s’agit de montrer le bougé, une mobilité froissante dans la matière solide, brute. Comment t’est venue l’idée d’exploiter cette dimension? 

Toujours et sans doute d’une superposition, d’un flux d’images. J’ai souvent configuré mes œuvres de sable comme des drapés. Cela faisait glisser la notion de paysage vers autre chose.  Il m’arrive de reprendre une référence pour mieux la préciser. Il faut dire que ces « drapés » sont davantages des images déposées que des objets configurés en images. Les plis sont peu nombreux et l’allusion reste tout de même lointaine. J’ai dû choisir entre l’image dont les tissus sont porteurs et le drap comme image. Ce rapprochement étroit entre l’image et l’objet réaffirme avec force une fluidité sculpturale, une fragilité, l’éphémère… Je suis hantée, maintenant, par le souvenir d’une séquence télévisuelle; un traveling rapide sur les décombres 

de Jénine;  le dessous du pied d’un homme tombé face contre terre; quelques mouches et les lignes sous le pied rendues plus précises par le gonflement blanchâtre. Cette image s’est tout de suite recollée à une autre. Un ami disait toujours s’endormir à demi-allongé vêtu et chaussé : « …je ne veux pas que la mort me surprenne sans mes chaussures...».  J’imagine l’extrême précarité de celui qui meurt en combattant pieds nus; je pense à cette précarité qui abrite toujours  l’innocence des êtres. Cela doit se retrouver dans le travail récent, bien que ce contenu n’y soit pas évident. On pourrait encore voir ces oeuvres comme un repli vers des origines semblables de la sculpture et de la photographie. C’est une généralisation qui exige ici une autre logique de la limite. Concrètement, dans ce travail, une photographie d’ombres très précise a été pulvérisée par le transfert numérique; elle devient une vague empreinte d’arbres au printemps, avant les feuilles, presqu’une ossature imprimée sur un tissu; l’objet est dessiné pour recevoir cette empreinte; ses proportions, son plateau incurvé…Objet et image sont légers et éphémères tout en restant massifs. A l’origine de ces œuvres, je me promenais en scrutant le sol. J’ai repris depuis mes habitudes de déambuler en regardant vers le ciel. Le travail subséquent est vertigineux cette fois, durement documentaire; il traduit une autre démesure…

Janvier-mai 2003